L’entrepreneur ivoirien, notamment fournisseur de l’Etat, connaît une expérience professionnelle particulièrement pénible. Pour en avoir une idée, effectuons avec ce promoteur que nous nommons pour l’occasion, Séhoué Martin, ce voyage dans le cadre de l’exécution d’un Marché public.
L’ORDONNANCEMENT DU MARCHE
L’aventure de notre entrepreneur commence grâce à l’ordonnancement d’un Marché public, un appel d’offre : « La réhabilitation d’un bâtiment administratif de 22 étages. » C’est un exemple qui en vaut un autre. Mais l’ordonnancement est avant tout un budget, un financement qui existe, obéit à des règles et sur la base duquel des Marchés sont passés.
L’ordonnancement vise donc à assurer une exécution efficace du Marché en déterminant l’ordre dans lequel les différentes parties du travail doivent être effectuées. Cela peut inclure la définition des dates de début et de fin de chaque phase du projet, la coordination des différents intervenants et la gestion des délais. Mais si l’offre existe, il faut que l’entrepreneur en soit informé pour soumissionner. Alors comment s’informe-t-il ?
L’INFORMATION DE L’ENTREPRENEUR
L’entrepreneur Séhoué Martin est informé par voie de presse, par son réseau, par le Network. Il consulte également les sites web gouvernementaux, les journaux officiels, les plateformes d’appel d’offres en ligne, ou il s’inscrit à des alertes d’appels d’offres. Informé, il lui faut la documentation sur le projet.
L’OBTENTION DES DOCUMENTS DE SOUMISSION
Une fois qu’il a identifié l’opportunité d’affaires, « La réhabilitation d’un bâtiment administratif de 22 étages », Séhoué Martin s’inscrit dans « l’orthodoxie de la dépense publique ». Il doit obtenir les documents d’appel d’offres auprès de l’entité publique émettrice. Il fait acte de soumission. En clair, il achète le Marché, il achète les documents du Marché. Ces documents comprennent généralement les spécifications techniques, les conditions contractuelles, les exigences en matière de qualification des soumissionnaires, etc.
Généralement, au niveau de toutes les administrations qui gèrent l’argent public, c’est la Direction des Moyens Généraux (DMG) qui passe les commandes. C’est donc à ce niveau que l’entrepreneur obtient une Lettre de Marchés (appels d’offre ouverts, appels d’offre restreints, Marchés de gré à gré, Procédures d’urgence : Programme présidentiel d’urgence…) avec les différentes Conventions, les Bons d’engagement et les Bons de commande.
REPONSE A L’OFFRE DU MARCHE
La réponse du soumissionnaire Séhoué Martin à la procédure d’adjudication du Marché, a plusieurs composantes. Il y a une composante technique pour montrer qu’il a l’expérience et capacité d’exécuter le Marché, « La réhabilitation d’un bâtiment administratif de 22 étages ». Il s’agit de montrer les capacités du personnel clé proposé, la composition de l’équipe de projet et l’expertise du personnel mobilisé. Cela met l’accent sur les compétences et l’expérience du personnel qu’il propose de mettre à disposition pour exécuter le Marché. Ce n’est pas un jeu de balançoire !
Il y a aussi une composante financière qui montre que le soumissionnaire Séhoué Martin peut produire les documents exigés. Il s’agit du document de régularité vis-à-vis de la CNPS, du document de régularité vis-à-vis des impôts (Attestation de régularité fiscale, ARF) et de la Caution de soumission qui est le document de la Banque. L’acte de soumission coûte cher à l’entreprise. Bien souvent, le cactus se trouve au niveau de l’Attestation de régularité fiscale. Là, se font de nombreuses batailles. Il faut avoir le souffle. Et beaucoup de Petites et Moyennes Entreprises (PME) y perdent l’haleine. Premier cimetière des PME. Heureusement, notre entrepreneur a bouclé et déposé son dossier.
LE DEPOUILLEMENT
Ils sont 175 soumissionnaires pour cette offre : « La réhabilitation d’un bâtiment administratif de 22 étages ». Mais la nouvelle est bonne. Le soumissionnaire Séhoué Martin devient l’adjudicataire. Il est content d’avoir gagné cette phase du championnat : obtenir un Marché avec l’Etat ! Que d’obstacles ! Prenons par exemple, le cas de l’engagement financier, à savoir la Caution de soumission de la Banque. Elle coûte extrêmement cher. En général, quand vous demandez une caution d’un million de Fcfa, la Banque exige que vous fassiez un dépôt d’un million de Fcfa, ou de plus d’un million de Fcfa. Cela, sans compter le fait qu’il faille mobiliser des équipes d’experts et autres pour répondre à l’appel d’offre.
En clair, le Marché se paie. L’entrepreneur Séhoué Martin a pu passer ces corridors, mais avec la langue déjà pendante. Il a réussi à montrer patte blanche. Mais il doit s’assurer qu’à l’intérieur de ce Marché, il n’y a pas du vent, et que les chapitres budgétaires sont bien mentionnés et les règles bien expliquées. Ceci étant clarifié, il faut se mettre au travail.
EXECUTION DU MARCHE
Maintenant qu’il est l’adjudicataire, l’entrepreneur Séhoué Martin mobilise des financements, se fait accompagner par des partenaires. Il actualise le niveau de son personnel et de son équipement. C’est l’effervescence, on n’a plus le temps.
Il exécute donc le Marché, totalement (ou partiellement selon termes du contrat et la taille du Marché). Ensuite, il retourne vers le Service ordonnateur du Marché pour lui signifier qu’il a exécuté le travail. Celui-ci envoie ses équipes sur le terrain pour réceptionner les travaux (ou les équipements). Cette exécution totale (ou partielle) est alors constatée par des PV de réception ou PV de recette des travaux. Ces PV sont signés par l’entrepreneur Séhoué Martin et les Services de la Direction des Moyens Généraux. Celle-ci, convaincue de l’effectivité des travaux, saisit alors le Contrôle financier.
LE CONTROLEUR FINANCIER
Commence une procédure interne à l’Administration où l’entrepreneur est censé ne pas avoir de visibilité. Il attend la suite du processus. Cela, c’est la théorie, parce que bien d’initiés connaissent le parcours des documents liés au Marché. Au regard de ces PV, lorsque cette étape est validée, le Service demandeur informe le Contrôleur financier (un agent du Trésor public, détaché pour la mission) qu’il a été donné à l’entrepreneur Séhoué Martin un Marché qu’il vient d’exécuter totalement (ou partiellement).
Il transmet au Contrôleur financier le Marché, la Recette des travaux (Attestation du service fait), la Facture et un message pour dire : Nous avons attribué un Marché au soumissionnaire Séhoué Martin, il l’a exécuté totalement (ou partiellement). Nous, nous disons que le service a été fait, mais c’est à vous de vérifier et de confirmer ce que nous avons constaté.
Donc le Contrôleur financier va regarder tous les documents relatifs au Marché et à l’effectivité de la prestation :
- Si le Marché a été donné selon les règles
- Si le service a été effectif (Attestation du service fait)
- L’Alignement du Marché donné à Séhoué Martin sur le Budget (si cela est conforme à une ligne budgétaire précise (L’orthodoxie de la dépense publique a-t-elle été respectée ? Est-ce que ce n’est pas une dépense engagée non ordonnancée, DENO ?)
- Les PV de livraison
- Les Bons de livraison
- La Fiche de réception des travaux
- La Facture
Si ces choses sont satisfaites, alors le Contrôleur financier donne son accord. Et ce, soit il signe sur l’Attestation du service fait ou produit un document propre à lui pour signifier son quitus, c’est-à-dire qu’on peut payer la Facture. Il envoie ensuite ces documents à l’entité émettrice de Marché: l’Ordonnancement.
Mais ce niveau de signature du Contrôleur financier est le deuxième cimetière des PME. Car si théoriquement les choses s’annoncent aisément, le VISA du Contrôleur financier est un pouvoir qui coûte cher. Et quelque fois des dossiers peuvent connaître un blocage ou un retard dommageable nécessitant une hardiesse particulière de l’intéressé.
RETOUR A L’ORDONNANCEMENT
Nous voici donc de retour chez l’administration qui a demandé le travail. L’Ordonnateur du Marché a maintenant :
- le Marché
- l’Attestation du service fait, validée
- la Recette provisoire (ou totale) des travaux
- la Facture
- le Bon à payer du Contrôleur financier
L’heure a sonné pour que la dépense descende enfin pour la liquidation. Alors l’Ordonnateur du Marché transmet ces documents au Liquidateur pour paiement.
LA LIQUIDATION DE LA DEPENSE PUBLIQUE
L’étape de la Liquidation est généralement gérée par le Trésor public. La liquidation de la dépense publique est une étape du processus de gestion des finances publiques. Elle s’appuie sur l’orthodoxie de la dépense publique et consiste à vérifier et à valider les dépenses engagées par une entité publique afin de s’assurer de leur légitimité et de leur conformité aux règles et aux procédures en vigueur.
Cette étape est généralement assurée par la Paierie générale du Trésor (la PGT) ou bien le Régisseur (Agent du Trésor détaché dans une administration). Car les Marchés de certaines administrations sont payés sur place, dans leur Bâtiment.
Le dossier de l’entrepreneur Séhoué Martin est là. Les fournisseurs qui attendent comme lui sont nombreux. Une grande foule. La Balance âgée, qui met les factures par ordre de priorité relativement au temps, n’est pas en sa faveur : 2325 fournisseurs sont avant lui. Il se bat dans la mesure de ses possibilités pour que son paiement se fasse. C’est vrai que tout est informatisé, mais tout ne coule pas comme une rivière. Il y a plus puissants que lui en termes de vaillance relationnelle. Sans compter les fournisseurs qui bénéficient des procédures d’urgence.
A côté de cela, revient la question : Es-ce qu’il ne doit rien au Trésor ? C’est pourquoi, avant d’être payé, notre Prestataire doit produire encore une fois, pour le Trésor, l’Attestation de régularité fiscale (ARF) et une Main levée du Trésor. Et cela, malgré le fait que le Liquidateur a la confirmation du Contrôle financier selon laquelle le travail a été fait et bien fait. Et chaque fois qu’il y a un rejet, il faut reprendre la course.
QUE DE TEMPS D’ATTENTE POUR ETRE PAYE !
En général, dans le meilleur des cas, lorsque la facture est transmise au payement, l’entrepreneur attend plus de 90 jours pour être payé. Plus de 90 jours que la facture souffre dans les circuits. Parce qu’en plus de ces corridors, le Liquidateur ne paie que quand il y a la disponibilité du Budget. Un Budget au regard duquel, pourtant, le Marché avait été passé. Mais la réalité n’est pas toujours maîtrisée. Et dans le concept de « disponibilité du Budget », il y a à boire, à manger ou à mourir. C’est le troisième cimetière des PME, en ce sens que tout le monde n’est pas encore robuste à ce stade de la course pour rendre le Budget disponible.
En ce qui concerne notre entrepreneur Séhoué Martin, il a fini par être payé. Ouf ! Mais il y a des entreprises qui se retrouvent avec des factures qui ne sont pas payées depuis plusieurs années. Or, à l’observation de l’organisation de la société, on se pose des questions. En effet, quand les factures de la Compagnie ivoirienne d’électricité (CIE) et de la Société de Distribution d’eau en Côte d’Ivoire (SODECI) ne sont pas payées, l’Etat admet que ces sociétés, sans délai, suspendent ou arrêtent la fourniture de leur service (l’électricité et l’eau). Or, le même Etat, plutôt que de régler les factures 30 jours après leur validation, paie difficilement les services des fournisseurs qu’il a bien consommés et même bien digérés. Pourquoi cela ?
Voilà la misère de l’entrepreneur en Côte d’Ivoire. Un parcours extrêmement difficile. Au départ, il faut montrer un quitus, à l’arrivée, il faut montrer un quitus avant de s’en sortir. Il n’y a aucune souplesse qui encouragerait l’entreprenariat et la PME. Tout est mis en œuvre pour l’étrangler. L’entrepreneur a affaire à une machine qu’il ne contrôle pas. Chaque niveau de contrôle peut être un niveau de blocage et de ruine. Tel est généralement le parcours de l’entrepreneur, fournisseur de l’Etat, en Côte d’Ivoire.
Germain Séhoué
gs05895444@yahoo.fr