Le Dr. Ben ZAHOUI-DÉGBOU poursuit sa réflexion sur le Développement. Dans cette 4ème partie, sa démarche se présente comme suit: Le Développement Humain, apparu dans les années 1990, va au-delà de l’économie, caractérise le bien-être, le bonheur et les droits de l’homme. L’ONU affirme le droit au Développement, tandis qu’Amartya Kumar Sen, économiste et philosophe, remet en question les procédures de choix collectifs. L’Indice de Développement Humain (IDH) évalue le niveau de Développement en se basant sur l’espérance de vie, l’éducation et le revenu. Il montre comment le progrès peut affecter l’environnement. L’importance de l’IDH est soulignée, notamment en Afrique. Le concept de Développement durable émerge en réponse à ces défis. Bonne lecture.
- Le Développement Humain.
La notion de Développement Humain est apparue dans les années 1990, à titre de parallélisme avec la notion de Développement économique. Elle considère que le bien-être des êtres humains ne se résume pas seulement à l’économie et aux revenus. Le Rapport mondial sur le Développement humain du Programme des Nations-Unies pour le Développement (PNUD), est la publication annuelle la plus importante sur ce sujet. Cette notion qui cherche à inclure le bien-être, et pour certains le bonheur, s’appuie sur la Déclaration universelle des droits de l’homme de 1948.
Justement, selon l’ONU, dans son article n°I, de la Déclaration sur le droit au Développement de l’Assemblée Générale du 4 décembre 1986[1] : « Le droit au Développement est un droit inaliénable de l’Homme, en vertu duquel toute personne humaine et tous les peuples ont le droit de participer et de contribuer au Développement économique, social, culturel et politique dans lequel tous les droits de l’Homme et toutes les libertés fondamentales puissent être pleinement réalisés et de bénéficier de ce Développement ».
Il faut ajouter à cette définition celle du PNUD. Pour cette organisation mondiale « Le principal objectif du Développement humain est d’élargir la gamme des choix offerts à la population, qui permettent de rendre le Développement plus démocratique et plus participatif ». Ces choix doivent comprendre des possibilités d’accéder aux revenus et à l’emploi, à l’éducation et aux soins de santé et à un environnement propre ne présentant pas de danger. L’individu doit également avoir la possibilité de participer pleinement aux prises de décisions de la communauté et de jouir des libertés humaines, économiques et politiques.
1.1. Le principal théoricien du Développement Humain reste Amartya Kumar Sen.
Dans la littérature sur le Développement humain, le principal théoricien reste Amartya Kumar Sen. C’est un économiste et philosophe américain d’origine indienne, spécialiste des problématiques de la pauvreté et du Développement. Récipiendaire du prix Nobel d’Économie en 1998 pour « sa contribution à l’économie du bien-être », il enseigne actuellement à Harvard aux Etats-Unis d’Amérique. Signalons que dès la fin des années 1960, les principales publications de Amartya Kumar Sen, ont porté sur la théorie du choix social, prolongeant ainsi les travaux de Kenneth Arrow[2] qui a prouvé que les procédures de choix collectifs (comme le vote ou sur le marché) ne peuvent satisfaire les critères de démocratie (théorème d’impossibilité d’Arrow). Autrement dit, l’intérêt général ne peut être défini à partir de la simple agrégation des préférences des individus : La décision au niveau collectif doit être imposée.
Il faut rappeler que le théorème d’impossibilité d’Arrow, également appelé « paradoxe d’Arrow » est une confirmation mathématique, dans certaines conditions précises, du paradoxe soulevé et décrit dès 1785 par Nicolas de Condorcet[3]. Supposons que chaque électeur ne puisse exprimer son opinion que de manière qualitative, en indiquant comment il classe les unes par rapport aux autres les options envisagées. Entre deux options, l’électeur indique celle qu’il préfère ou s’il est indifférent entre les deux, par contre il ne peut pas exprimer l’intensité de sa préférence.
Dans ce cadre, pour Condorcet, il n’existe pas de processus de choix social indiscutable, qui permette d’exprimer une hiérarchie des préférences cohérente pour une collectivité à partir de l’agrégation des préférences individuelles exprimées par chacun des membres de cette même collectivité. En effet, pour lui, il n’existe donc pas de système simple assurant cette cohérence. Arrow tente de démontrer, sous réserve d’acceptation de ses hypothèses, qu’il n’existe pas du tout de système assurant la cohérence, hormis celui où le processus de choix social, coïncide avec celui d’un seul individu, parfois surnommé dictateur, indépendamment du reste de la population[4].
Amartya Kumar Sen, part du théorème d’Arrow qui énonce que, sous certaines hypothèses, il est impossible de trouver une procédure de choix collective et rationnelle qui agrège les préférences individuelles[5]. Parmi ces hypothèses, trois sont particulièrement importantes : L’ordinalité (on ne fait que classer des préférences sans mesurer leur intensité) ; L’universalité des préférences (toutes les préférences sont possibles) ; Le refus des comparaisons interpersonnelles d’utilité (on ne peut donc pas compenser une baisse d’utilité d’un individu par la hausse d’utilité d’un autre).
L’économiste et philosophe américain s’est efforcé de montrer que le problème posé par le théorème d’impossibilité réside dans le cadre d’analyse utilisé par Arrow. Ce cadre est extrêmement étroit : La seule information mobilisée pour prendre une décision au niveau collectif, est le classement individuel des différentes options proposées. Samuel Ferey et Françoise Pichon-Mamère, (prix Nobel 1998), quant à eux, promeuvent « une théorie du choix social[6] » qui prenne en considération des éléments autres que la seule utilité des individus et permette la prise en compte des enjeux de justice sociale et de redistribution des revenus. Pour Amartya Kumar Sen, les inégalités entre les individus ne s’apprécient pas au regard de leurs seules dotations en ressources, mais de leurs capacités à les convertir en libertés réelles. Il parle ainsi de la notion de « capabilités » qui invite à considérer la pauvreté au-delà des seuls aspects monétaires et à la penser en termes de libertés d’action, de capacités à faire. Dans son ouvrage « Un nouveau modèle économique. Développement, Justice, Liberté », Amartya Kumar Sen soutient, justement, la thèse selon laquelle, il n’y a de Développement que par et pour la liberté des êtres humains. Pour lui, la tyrannie, l’absence d’opportunités économiques, l’inexistence des services publics et l’intolérance sont autant d’entraves à la liberté individuelle. Il précise que le marché est nécessaire : son absence serait le déni d’une liberté fondamentale de l’échange de biens. Sa théorie a toutefois fait l’objet de critiques, notamment, car elle ne propose aucune liste des « capabilités[7] » de base.
1.2. L’Indice de Développement Humain (IDH).
L’influence des études du prix Nobel d’économie 1998, s’est traduite par la création en 1990, de l’Indice de Développement Humain (IDH) par le PNUD. Cet Indice permet d’effectuer des comparaisons internationales en termes de Développement. L’IDH correspond à un indice calculé entre 0 et 1, chaque année par le PNUD afin d’évaluer le niveau de Développement des pays en se fondant, non pas sur des données strictement économiques, mais sur la qualité de vie de leurs ressortissants. L’IDH combine trois facteurs ou « capabilités » considérées comme essentielles :
- L’espérance de vie à la naissance, car elle explique les conditions de vie à venir des individus (alimentation, logement, eau potable) et de leur accès à la médecine moderne ;
- Le niveau d’éducation qui détermine l’autonomie tant professionnelle que sociale de l’individu ;
- Le revenu national brut par habitant, révélateur du niveau de vie des individus et ainsi de leur accès à la culture, aux biens et services, aux transports…
L’IDH se présente sous la forme d’un nombre situé entre zéro et un (0 et 1), ce dernier chiffre symbolisant le niveau le plus élevé. Cet indicateur créé en 1990 est désormais préféré au revenu par habitant qui apparaît aujourd’hui comme trop réducteur pour évaluer le niveau de Développement d’un pays. L’importance accordée à l’IDH repose sur l’idée que la liberté des hommes et des femmes dépend du Développement Humain. Quatre autres indices ont été créés pour affiner la perception du niveau de Développement :
- L’Indice de Développement du Genre (IDG), qui permet de comparer l’IDH des femmes et des hommes ;
- L’Indice d’Inégalité du Genre (IIG), qui se concentre sur l’autonomisation des femmes ;
- L’IDH ajusté aux Inégalités (IDHI) dont le calcul tient compte de l’étendue des inégalités ;
- L’Indice de Pauvreté Multidimensionnelle (IPM), qui permet de mesurer différents aspects de la pauvreté à l’exclusion du revenu.
Rappelons que l’IDH est calculé par le Programme des Nations Unies pour le Développement (PNUD). Il se présente comme un nombre sans unité compris entre 0 et 1. Plus l’IDH se rapproche de 1, plus le niveau de Développement du pays est élevé. Le calcul de l’ l’IDH permet l’établissement d’un classement annuel des pays. Entre 2015 et 2022, l’IDH du monde a progressé, passant de 0,717 à 0,731 (Cf. Tableau de Classement 2021 des pays africains selon l’IDH à la fin ce document).
Une étude d’Aurélien Boutaud[8] montre que dans les premières phases d’évolution, dans la voie du « Développement classique » qui mène les pays les plus pauvres vers le « modèle » que représentent les États-Unis et l’Australie, le niveau de Développement Humain augmente beaucoup plus rapidement que ne croît l’impact écologique lié à ce Développement. Selon lui, dans les pays du Sud, notamment africain, l’impact écologique augmente plus rapidement que le niveau de Développement Humain, ceci dans une deuxième phase de l’évolution vers le progrès. Ce phénomène empêche les pays émergents d’atteindre l’état de Développement durable puisque, pour passer à un stade de Développement Humain supérieur, ils vont avoir tendance à privilégier des modes de vie et de consommation davantage prédateurs de ressources.
Justement, à partir d’un Indice de Développement Humain atteignant 0.900, les progrès en matière de Développement ne se font qu’au prix d’une très forte augmentation de l’empreinte écologique. Au-delà d’un IDH de 0.850, c’est essentiellement la course à la croissance économique qui est à mettre en cause dans l’agrandissement considérable de l’empreinte écologique, alors que le niveau de Développement Humain stagne. L’idée d’un Développement pouvant à la fois réduire les inégalités sociales et réduire la pression sur l’environnement, commence à naître à partir de ce constat. L’émergence du concept de Développement durable (DD) fait son apparition au début du xxe siècle (prochainement les Théories du DD).
Ben ZAHOUI-DÉGBOU
Géographe – Journaliste spécialiste de Géopolitique.
Docteur en Commerce International
(Investissements Directs Étrangers – IDE – et Développement).
Classement 2021 des pays africains selon l’IDH (Source : PNUD, Rapport 2022).
Rang (Afrique) | Pays | Rang (Mondial) | Catégorie (IDH) |
1 | Maurice | 63 | Très élevé |
2 | Seychelles | 72 | Elevé |
3 | Algérie | 91 | Elevé |
4 | Egypte | 97 | Elevé |
4 | Tunisie | 97 | Elevé |
6 | Libye | 104 | Elevé |
7 | Afrique du Sud | 109 | Elevé |
8 | Gabon | 112 | Elevé |
9 | Botswana | 117 | Moyen |
10 | Maroc | 123 | Moyen |
11 | Cap-Vert | 128 | Moyen |
12 | Ghana | 133 | Moyen |
13 | Sao Tomé-et-Principe | 138 | Moyen |
14 | Namibie | 139 | Moyen |
14 | eSwatini | 144 | Moyen |
16 | Guinée Equatoriale | 145 | Moyen |
17 | Zimbabwe | 146 | Moyen |
18 | Angola | 148 | Moyen |
19 | Cameroun | 151 | Moyen |
20 | Kenya | 152 | Moyen |
21 | Congo | 153 | Moyen |
21 | Zambie | 154 | Moyen |
23 | Comores | 156 | Moyen |
24 | Mauritanie | 158 | Moyen |
25 | Côte d’Ivoire | 159 | Moyen |
26 | Tanzanie | 160 | Faible |
26 | Togo | 162 | Faible |
28 | Nigeria | 163 | Faible |
29 | Rwanda | 165 | Faible |
30 | Bénin | 166 | Faible |
30 | Ouganda | 166 | Faible |
32 | Lesotho | 168 | Faible |
33 | Malawi | 169 | Faible |
34 | Sénégal | 170 | Faible |
35 | Djibouti | 171 | Faible |
36 | Soudan | 172 | Faible |
37 | Madagascar | 173 | Faible |
38 | Gambie | 174 | Faible |
39 | Ethiopie | 175 | Faible |
39 | Erythrée | 176 | Faible |
41 | Guinée Bissau | 177 | Faible |
42 | Liberia | 178 | Faible |
43 | RDC | 179 | Faible |
44 | Sierra Léone | 181 | Faible |
45 | Guinée | 182 | Faible |
46 | Burkina Faso | 184 | Faible |
46 | Mozambique | 185 | Faible |
48 | Mali | 186 | Faible |
49 | Burundi | 187 | Faible |
50 | Centrafrique | 188 | Faible |
51 | Niger | 189 | Faible |
52 | Tchad | 190 | Faible |
53 | Soudan du Sud | 191 | Faible |
NB : Dans ce tableau (ci-dessus) qui classe les pays africains par rapport à l’IDH, seul l’Île Maurice est dans la catégorie très élevé, sept pays se classent dans la catégorie des IDH « élevés », tandis que 17 sont dans la catégorie des IDH « moyens ». Le reste largement majoritaire, c’est à dire 28 des pays se classent malheureusement dans la catégorie des IDH « faibles ». Il faut signaler que l’Afrique subsaharienne avec un score d’IDH de 0,5 sur 1, contre une moyenne mondiale de 0,7, fait de cette région la moins bien classée au monde sur un total de 191 pays.
[1] Le 4 décembre 1986, l’Assemblée générale des Nations Unies a adopté la Déclaration sur le droit au Développement, dans laquelle elle a réaffirmé certains des principes fondamentaux énoncés dans la Charte des Nations Unies et dans la Déclaration universelle des Droits de l’Homme : la paix et la sécurité internationales ; la coopération internationale pour le développement ; la liberté et l’égalité en dignité et en droits de tous les êtres humains dès la naissance.
[2] Kenneth Joseph Arrow est un économiste américain (1921-2017). Il est considéré comme l’un des fondateurs de l’École néoclassique moderne. Connu pour avoir donné naissance à la théorie du bien-être pour laquelle Kenneth Joseph Arrow fut récompensé d’un prix Nobel en 1972. Publiée dans sa thèse intitulée « Social choice and individual values », la démonstration mathématique du théorème d’impossibilité confirme et généralise le paradoxe de Condorcet, selon lequel il n’est pas toujours possible de hiérarchiser des préférences au sein d’une collectivité. Arrow étudie les fonctions de choix social, qui désignent les méthodes qui permettent de passer des préférences individuelles aux préférences collectives (par exemple les élections)
[3] Le paradoxe de Condorcet (1785) qui vient de Nicolas de Condorcet, dit qu’il est possible, lors d’un vote où l’on demande aux votants de classer trois propositions (A, B et C) par ordre de préférence, qu’une majorité de votants préfère A à B, qu’une autre préfère B à C et qu’une autre préfère C à A. Les décisions prises à une majorité populaire par ce mode de scrutin ne sont donc pas, dans ce cas, cohérentes avec celles que prendrait un individu supposé rationnel, car le choix entre A et C ne serait pas le même selon que B est présent ou non.
[4] Lengaigne Benoît, Postel Nicolas, « Arrow et l’impossibilité : une démonstration par l’absurde », Revue du MAUSS, 2004/2 (no 24), p. 388-410. DOI : 10.3917/rdm.024.0388. URL : https://www.cairn.info/revue-du-mauss-2004-2-page-388.htm
[5]Samuel Ferey, Françoise Pichon-Mamère, « Sen Amartya Kumar (1933- ) », Encyclopædia Universalis URL : https://www.universalis.fr/encyclopedie/amartya-kumar-sen/ Samuel Ferey est enseignant-chercheur à l’université de Paris-I-Panthéon-Sorbonne et Françoise Pichon-Mamère est maître de conférences, université Paris-Sorbonne
[6] Le choix social a pour objet la sélection d’options par un groupe d’individus (d’une manière quasiment équivalente, on peut également interpréter le choix social comme un choix individuel dans le cas de critères multiples, les critères correspondant alors aux individus et l’individu à la société). On étudié en particulier les procédures de sélection soit d’une manière abstraite (les fonctions d’agrégation, les fonctions de choix etc …), soit d’une manière relativement pratique (les procédures ´électorales).
[7] Théories des capabilités : Selon Amartya Kumar Sen, il faut non seulement prendre en compte ce que possèdent les individus, mais aussi leur capacité, leur liberté à utiliser leurs biens pour choisir leur propre mode de vie. Les principaux concepts de cette théorie sont ceux de « modes de fonctionnement » et de « capabilités » ou « capacités ». Les premiers sont ce qu’un individu peut réaliser étant donné les biens qu’il possède (se nourrir suffisamment, se déplacer sans entraves, savoir lire et écrire) – cela décrit donc son état –, alors que les secondes sont les différentes combinaisons possibles des premiers, pour un individu. Une capabilité est donc un vecteur de modes de fonctionnement exprimant la liberté, pour un individu, de choisir entre différentes conditions de vie.
[8] Aurélien Boutaud, « Développement Durable, Quelques vérités embarrassantes ». Doctorant en sciences de la Terre et de l’Environnement Chargé d’études à Rhônalpénergie-Environnement. http://www.revue-economie-et-humanisme.eu/bdf/docs/r363_4_devdurable_boutaud.pdf