Alors que trois millions d’étudiants effectuent ces jours-ci leur rentrée dans les universités françaises, le ministère de l’Europe et des Affaires Étrangères, sur ordre de l’Élysée, vient de donner instruction au ministère de l’Enseignement supérieur et de la Recherche, et à celui de la Culture, de suspendre toute coopération universitaire, scientifique et culturelle avec le Burkina Faso, le Mali et le Niger.
Selon les statistiques de Campus France, en charge de la promotion de l’enseignement supérieur à l’étranger, pour l’année universitaire 2021-2022, plus de 6 700 étudiants burkinabè, maliens et nigériens choisissent la France comme pays d’accueil pour la poursuite de leurs études supérieures, soit environ 2 % des effectifs de leur pays respectif, avec une pointe de 3,75 % pour le Mali. Parmi ces 6 700 étudiants, on estime que plus de 1 700 inscrits en 1ère année n’effectueront pas leur rentrée 2023-2024 en France, du fait de la suspension des visas ou des bourses décidée en plein mois d’août.
L’iniquité d’une décision
Sans même vouloir évoquer la Guinée, le Tchad, le Gabon, ou la Centrafrique, pour lesquels Paris n’a pas jugé utile de suspendre sa coopération universitaire, scientifique et culturelle, on peut se demander pourquoi les chercheurs et les étudiants et les artistes du Burkina Faso, du Mali et du Niger sont ainsi visés par une suspension des visas d’entrée en France.
Trois pays membres de la francophonie qui ont hérité des institutions républicaines de l’ancien colonisateur français et qui sont aujourd’hui plongés dans des conflits structurels, en passe de se voir submergés par les entreprises djihadistes d’Al-Qaïda au Maghreb Islamique et de l’État islamique au Grand Sahara.
Trois pays qui ont applaudi à l’intervention militaire de la France en janvier 2013 pour contrer l’offensive de la coalition djihadiste, et dont la réussite poussa le président François Hollande à se rendre d’abord à Tombouctou, puis dans la capitale Bamako, pour déclarer, le 2 février 2013, monté sur le monument de l’Indépendance devant une foule en liesse, qu’il venait « sans doute de vivre là le plus beau jour de sa vie politique ». La lutte fraternelle contre un ennemi commun et l’histoire en marche d’une résilience réciproque sont alors si célébrées, que Paris lance l’opération Barkhane le 1er août 2014 avec la promesse de reprendre le Sahel aux djihadistes, pour laquelle 125 000 soldats seront envoyés par rotation jusqu’en 2022.
Comment en est-on arrivé à rompre avec ces trois pays parmi les plus pauvres du monde, dont les 73 millions d’habitants réunis, se voient indistinctement sanctionnés en lieu et place des régimes en butte à la France. Parce qu’ils sont Maliens, Nigériens, Burkinabè ?
Les chercheurs, les universitaires, les étudiants et les artistes sont les premières victimes des régimes autoritaires, tandis que la liberté d’expression et la pensée critique se rétrécissent dans ces pays en crise. La France ne veut-elle pas entendre ce que les intellectuels et les artistes maliens, burkinabè et nigériens ont à dire ? La tradition d’accueil des intellectuels et des artistes, et l’exception culturelle dont s’enorgueillit la France doivent-elles être brutalement bafoués ?
Les intellectuels et les artistes ont en commun d’être des passeurs de savoirs et d’émotions mis en partage. Ils nous conduisent là où l’individuel, voire l’intime, et le collectif se rejoignent pour construire une histoire commune et inventer l’avenir. La connaissance et la culture c’est ce qui nous relie les uns aux autres et qui fait notre humanité.
Les festivals et les tournées sont autant de lieux de transmission et d’acquisition de savoirs pour les artistes et les professionnels du spectacle, dans des pays où il existe peu, voire pas du tout de formation aux métiers de la culture. Cette interdiction de circuler touchent bien plus que quelques artistes ; c’est tout un monde de la culture, de l’enseignement et de la recherche qui l’est, lorsque dans le même temps, l’éducation, la réduction des inégalités, la paix, la justice et jusqu’aux partenariats constituent autant d’Objectifs de développement durable que la France et 192 autres pays réunis à l’ONU se sont engagés à atteindre à l’horizon 2030.
L’irrationnalité d’une politique
Tout commence, semble-t-il, le 14 mai 2021, avec le second coup d’État au Mali, qui met un terme au processus de transition difficilement négociée avec la CEDEAO, au profit du colonel Assimi Goïta, nouveau chef de l’État. Qualifié de « rectification » par ses auteurs, ce second coup s’accompagne d’un changement d’alliance stratégique du Mali, qui fait alors appel à la Russie et, à partir de novembre 2021, sollicite la société militaire privée Wagner. Trois mois plus tard, le 17 février 2022, la France décide de retirer ses forces présentes au Mali dans le cadre de l’opération Barkhane, conduisant le pays hôte à mettre fin le 2 mai à l’accord de défense avec la France. Le 15 août, le dernier détachement français traverse la frontière entre le Mali et le Niger. Vingt jours plus tard, le 5 septembre, l’Institut de Recherche pour le Développement (IRD), qui assure la coopération scientifique avec les pays du Sud, notamment en Afrique francophone, suspend les missions de terrain, puis les rétablit au début du mois de novembre, sous la pression des chercheurs maliens et français qui travaillent sur place. Le 16 novembre 2022, Paris cesse son aide publique au développement au Mali, tandis que l’IRD rapatrie son personnel scientifique expatrié le 31 décembre.
Voilà pour le Mali. Commence alors un processus similaire de délitement des relations avec le Burkina Faso, puis le Niger. Le 30 septembre 2022, le Burkina connait un second coup d’État militaire en moins de huit mois, avant de mettre fin à son tour à l’accord de défense avec la France, le 23 janvier 2023. Le 18 févier, Paris ordonne le retrait de ses troupes stationnées dans le pays, dans le cadre de la Task-Force mise en place dix mois plus tôt. Le 26 juillet, un nouveau coup d’État intervient, cette fois au Niger, renversant le président Mohamed Bazoum qui était le principal allié à l’appui militaire de la France au Sahel. Le 29 juillet, Paris réplique une fois de plus par la suspension de ses actions d’aide au développement et d’appui budgétaire au Niger, conduisant ce dernier à mettre fin le 4 août à l’accord de défense avec la France.
Le Mali, le Burkina et maintenant le Niger ; cela commence à faire beaucoup. Le 7 août 2023, la France décide la suspension collective de la délivrance des visas aux ressortissants burkinabè, maliens et nigériens, tandis que de son côté, appuyant cyniquement la décision de Paris, Air France arrête ses dessertes aériennes sur les trois pays.
Mais la vindicte élyséenne ne s’arrête pas là. Le 31 août, un courriel interne, qui aurait été envoyé par le délégué aux affaires européennes et internationales du ministère de l’Enseignement supérieur et de la Recherche, donne consigne aux vice-présidents des établissements d’enseignement supérieur chargés des relations internationales de stopper toute action de coopération au Burkina Faso, au Mali et au Niger : « Comme vous en avez probablement déjà été informés, l’Élysée demande la suspension de toute action de coopération sans aucune exception dans ces trois pays. Cette suspension inclut l’ensemble de la coopération en matière d’enseignement supérieur et de recherche et donc les mobilités étudiantes et vaut pour toutes les nouvelles demandes de mobilité. Elle concerne les bourses du gouvernement français (à l’exclusion des boursiers déjà en France et/ou disposant d’un visa ou titre de séjour), les financements qui transitent par les différents opérateurs et les financements humanitaires. Cette instruction inclut également les invitations de chercheurs, les symposiums, conférences, séminaires et colloques. »
Au passage, on notera que la consigne selon laquelle les étudiants déjà détenteurs d’un visa ne seraient pas concernés par la mesure, ne sera même pas respectée. C’est en tout cas ce qu’a bien montré Campus France, en informant les étudiants détenteurs d’un visa délivré dans le cadre de l’attribution d’une bourse, que celle-ci était suspendue et qu’ils ne pouvaient donc plus se rendre en France.
Après la suspension des aides publiques au développement, puis des visas, des bourses d’étude et jusqu’aux invitations à colloques, c’est désormais celle de toute coopération culturelle avec le Mali, le Niger et le Burkina Faso qui est rendue publique à travers un banal courriel envoyé le 11 septembre 2023 par le Haut fonctionnaire de défense et de sécurité du ministère de la Culture, aux directions régionales des affaires culturelles.
À la question comment a-t-on pu en arriver là, comment un pays comme la France, qui possède le 3e réseau diplomatique du monde, après celui des USA et de la Chine, peut-elle concevoir, décider et organiser l’arrêt de toute coopération universitaire, scientifique et culturelle avec des pays qu’elle prétend « développer » et défendre contre les entreprises djihadistes, ce sont alors les autorités françaises elles-mêmes qui y répondent, et sans se départir.
L’illégalité d’un État de droit
Ces jours-ci, les ministres des Affaires étrangères, de la Culture, de l’Enseignement supérieur, se pressent devant les médias pour s’expliquer en invoquant une raison juridique à des décisions aussi inédites que sidérantes. À en croire la communication officielle, la France punisseuse aurait donc le droit pour elle, arguant qu’en raison de la dégradation de la situation sécuritaire dans ces trois pays, les consulats ne sont plus en mesure de délivrer des visas de façon sereine. Pour légitime qu’elle paraît, c’est là une curieuse réponse qui est donnée, lorsque la mise en danger du personnel consulaire et des ressortissants français n’est pas attestée dans les faits. Mais c’est aussi une réponse incohérente, lorsque la France délivre des visas aux ressortissants afghans depuis ses représentations consulaires de New Dehli et Téhéran. La France sait donc comment faire pour ne pas pénaliser la libre-circulation des personnes ni condamner une population, tout en rompant « en même temps » ses relations diplomatiques avec le régime afghan. Elle sait même délivrer des visas dans un pays tiers qui menace la sécurité de ses propres ressortissants, en l’occurrence l’Iran, qui a notamment arrêté et détient l’anthropologue Farida Abdelkhah depuis juin 2019.
En qualité de membre fondateur de l’UNESCO, la France est en réalité tenue de respecter les engagements pris en vertu des accords et principes de cette organisation internationale. Et parmi ces engagements, figure la promotion de la libre circulation des personnes dans le cadre des échanges culturels, scientifiques et éducatifs. Or une telle obligation ne peut souffrir du pouvoir discrétionnaire reconnu aux États en matière de protection de leur territoire national.
Prise en défaut à l’égard de ces engagements dans le cadre d’une convention internationale qui a la primauté sur le droit interne, la France se met également hors du droit international vis-à-vis de son engagement pour la réalisation des ODD. La suspension des coopérations, des visas et des bourses aura en effet comme conséquence directe et immédiate d’entraver la participation des chercheurs, des enseignants, des étudiants et des artistes maliens, nigériens et burkinabés à de nombreux programmes de recherche, d’éducation et de création culturelle.
Enfin, l’illégalité dans laquelle l’État français s’est mis en sanctionnant ces trois pays du Sahel est susceptible de recours auprès des juridictions internationales, dès lors que les mesures prises touchent les peuples et les personnes, et non les régimes, dont on connait par ailleurs la capacité de résistance, sinon de résilience face aux sanctions internationales.
Le monde universitaire, de la recherche et de la culture a une dimension internationale et il se situe dans une temporalité qui n’est nullement celle de l’action politique et diplomatique. Il se nourrit, et depuis fort longtemps, de la circulation globalisée des personnes, des savoirs, des créations, des technologies. Si empêcher une telle circulation est illégal et même un non-sens, c’est aussi un contre-sens historique qui concourt à ce que la France se replie un peu plus sur elle-même et s’appauvrisse, au moins autant que ses partenaires sahéliens. Arrêter l’histoire, c’est hypothéquer l’avenir.
Aussi, en tant que collectif d’universitaires, de chercheurs et d’artistes africains et français, nous demandons au gouvernement français le rétablissement immédiat de la délivrance des visas aux ressortissants du Mali, du Burkina Faso et du Niger, ainsi que la reprise de tous les programmes de coopération culturelle universitaire et scientifique avec ces trois pays.
Premiers signataires :
Gilles HOLDER, Anthropologue, CNRS
Fatoumata COULIBALY, Géographe, Université des Sciences Sociales et de Gestion de Bamako
Abdoul SOGODOGO, Politiste, Université des Sciences Juridiques et Politiques de Bamako
Ophélie RILLON, Historienne, CNRS
Emmanuelle OLIVIER, Ethnomusicologue, CNRS
Charles GRÉMONT, Historien, IRD
Stéphanie LIMA, Géographe, Université Toulouse 2