Dans son texte assez profond, Honorat de Yedagne, ancien DG de Fraternité Matin encourage les ivoiriens à puiser en eux les forces pour se reconstruire ensemble autour de l’essentiel.
Le grandiose désastre ivoirien
Aux heures sombres de la France coloniale, en guerre alors contre l’Allemagne, le philosophe roumain, Emile Cioran en dressa dans l’année 1941, un portrait marqué par le pessimisme qui fit réfléchir sur les ressorts profonds de ce pays à la fois jouisseur et désespéré. Comparant les deux peuples, allemands et français, il dit ceci: « Je ne crois pas que je tiendrais aux Français s’ils ne s’étaient pas tant ennuyés au cours de leur histoire.
Mais leur ennui est dépourvu d’infini. C’est l’ennui de la clarté. C’est la fatigue des choses comprises. Tandis que pour les Allemands, les banalités sont
considérées comme l’honorable substance de la conversation, les Français préfèrent un mensonge bien dit à une vérité mal formulée. Tout un peuple malade du cafard. Voici le mot le plus fréquent, aussi bien dans le beau monde que dans la basse société. Le cafard est l’ennui psychologique
ou viscéral ; c’est l’instant envahi par un vide subit, sans raison-alors que
l’ennui est la prolongation dans le spirituel d’un vide immanent de l’être … »
Durant ces années sombres que vit la Côte d’Ivoire depuis 1999, conséquences d’une crise systémique que personne n’a voulu voir venir, l’Histoire nous regarde avec les yeux qui s’éclairent de la Lumière et de la
Vérité. Qui hier encore, ont inspiré Harris Memel-Fotê, l’icône des intellectuels
ivoiriens. Empruntant à Cioran, il nous enseigna qu’il faut : «Engendrer des
mythes et y adhérer, lutter, souffrir et mourir pour eux, voilà qui révèle la fécondité d’un peuple ».
L’Histoire nous regarde et va nous révéler que le ventre est le tombeau de l’intelligence et du génie ivoirien, comme hier il a été celui de l’empire romain. Face au vide existentiel, spirituel, éthique, métaphysique, moral et intellectuel, en un mot face au vide du sens, nous nous voyons traversés par une crise du doute à laquelle la dernière élection présidentielle organisée à coups de milliards de nos francs n’a pu apporter aucune réponse, fût-elle seulement politique. Etait ce d’ailleurs sa vocation ?
Baignant dans la prospérité du vice, nous nous sommes laissé gagner par le syndrome de la précarité existentielle avec pour corollaire, une pathologie que tout le monde refuse de nommer : l’auto-exclusion. Qui nous conduit à surfer sur les lignes ethno-tribales plutôt que sur les matrices idéologiques pour exister ou tout au moins pour vivre comme l’a révélé cette élection présidentielle à marche forcée. Chez nous, en Côte d’Ivoire, poussent, comme les mille roses d’un enfer cornélien, des temples, des églises et des mosquées autant que des bars et des maquis. Pasteurs, prêtres et imans, la Bible, le Coran et même la Thora, toujours entre les mains, mais les yeux tout aussi rivés sur les poches des fidèles quand ce ne sont sur les prébendes de l’Etat, rivalisent d’imagination pour nous abreuver à longueur de journées, de prières incantatoires, de cantiques merveilleux, de louanges mystificatrices, de chants liturgiques africanisés, de psaumes magiques et de sourates enivrantes… Mais rien n’y fait : les portes salvatrices de la rédemption nous sont toujours fermées. Et pour cause : chaque génuflexion accomplie, chaque prière élevée, chaque chapelet égrené, chaque cantique chanté, chaque pèlerinage à la Mecque ou à Lourdes ne fait que nourrir, entretenir et consolider cette société du vide qui est la nôtre. Une société où les privilèges absorbent une part essentielle des ressources disponibles et privent l’action politique de servir l’intérêt général. C’est Patrice Lumumba qui le disait : « On nous avait appris à chanter les louanges de Dieu pour nous faire oublier que nous étions des hommes. » Si nous voulons nous affirmer comme des hommes, il nous faut, ici et mainte nant, nous forger une nouvelle verticalité fondée sur l’action et la raison, loin de l’immobilisme politique et de l’inertie mentale, pour changer la société ivoirienne, la libérer des servitudes asphyxiantes. En pariant, non pas sur le maintien de l’ordre social actuel qui garantit les privilèges, mais sur sa remise en cause radicale. Mais aussi en reniant, avec engagement et conviction, les moyens de verrouillage de la société que sont la corruption, la cooptation, le clientélisme, la violence politique, le mensonge d’Etat, les compromissions historiques, la délinquance économique et politique, la guerre larvée ou ouverte…
Notre raison d’être comme notre vocation cardinale est telle qu’il nous faut
nous réinventer pour trouver des chemins vers de nouveaux modes de régulation sociale. Disons-le tout net : la restauration de la nation passe par une lutte sans répit contre la gangrène sociale qu’est cette corruption à grande échelle qui mine nos consciences et fait de nous des invertébrés moraux.
Entre le doute et le nihilisme, on peut choisir autre chose que le suicide, c’est-à dire la porte salvatrice de la rédemption. « La vérité est dans la beauté, la beauté est dans la vérité ». En effet, notre propos est de montrer que les élections ivoiriennes qui viennent de s’achever( ?) se révèlent comme une des grandes impostures de l’Histoire de ce demi siècle africain.
C’était un traquenard électoral où nous nous sommes tous engouffrés sans
savoir pourquoi. En Afrique, il suffit de lancer : Année électorale ! Et voilà on ne sait pas où on va mais on y court : sans pantalon, sans culotte ou sans « kodjo ». Autrement dit, sans vraiment s’interroger sur la finalité,
« le sens du sens » d’une telle élection…. Sinon comment comprendre que dans un pays divisé en deux, sur fond de crises prétendument identitaires et religieuses, un pays avec deux armées qui ont pris en otage l’une la République, l’autre sa zone d’occupation existentielle : le Nord,on puisse organiser des élections sur des bases “réellement démocratiques”, sans avoir pris préalablement le temps de pacifier les esprits et d’ instaurer un nouveau pacte social et républicain afin que le vainqueur puisse durablement gouverner dans la stabilité ou tout au moins achever son mandat ? Mais interrogeons-nous d’abord : à quoi servent les élections en Afrique ? Et expliquons- nous ensuite : la Côte d’Ivoire est un pays économiquement riche – toutes choses égales par ailleurs – mais un nain démocratique.
D’Houphouët à Gbagbo, elle n’est pas parvenue à grandir par la démocratie. Or, dans le système libéral, seule la démocratie féconde et consolide l’Etat de droit puis renforce durablement la souveraineté. Nos maîtres occidentaux, avec un brin de racisme et un zeste de mépris souverain, nous font accroire que les élections sont un lieu d’accomplissement magique de la démocratie. Et, autant ils nous ont octroyé des indépendances formelles tout en confisquant nos libertés, autant ils nous poussent à des élections formelles, c‘est à dire selon des normes dites « internationales » en se préoccupant plus des hommes de paille qu’ils vont placer à la tête de nos Etats que des conditions d’un véritable ancrage démocratique au niveau de toutes les sphères de la société.
Il est bon de savoir que la démocratie vraie constitue un danger pour la Françafrique.
On cite en exemple la réussite de la démocratie ghanéenne mais on oublie
qu’il y a eu un surhomme nommé Jerry Rawlings qui a pris sur lui de faire
le nettoyage des écuries mafieuses et aussi un ex pays colonisateur qui s’est
gardé de toute interférence géostratégique et politique dans les affaires intérieures de son ex colonie.
L’histoire de la démocratie ivoirienne aurait pu ressembler à celle du Ghana si on n’avait pas un pays comme la France qui n’a jamais pu se dévêtir de ses oripeaux d’Etat voyou quand il s’agit de l’Afrique et un chef d’Etat, successeur prédestiné-Henri Konan Bédié – qui, voulant proclamer sa « tigritude », a oublié de se donner les ressources financières, politiques
et stratégiques pour bondir sur sa proie…
Son erreur fut qu’il n’avait pas compris que les temps avaient changé et qu’il
n’avait pas les moyens de faire de l’houphouëtisme sans Houphouët…Il est passé à côté de l’Histoire, emporté par les effets d’un système que son prédécesseur a bâti pendant plus d’une quarantaine d’années Ce fut un pouvoir fort, patrimonialiste et sans partage. Il aurait dû simplement comprendre qu’il n’était que l’homme du changement
et qu’il lui revenait de laisser le soin à son successeur de jouer l’homme de la rupture avec… la France. Or, il ne fut ni l’un ni l’autre…à ses dépens.
Pourtant Bédié, pour le passé que l’’on lui connait et pour avoir si longtemps attendu son heure tout en s’y préparant, avait l’intelligence politique pour être sans conteste l’homme du changement sinon l’homme de la situation qui aurait pu conduire irréversiblement la Côte d’Ivoire à la modernité politique.
Une modernité marquée par des élections ouvertes, libres et transparentes, la bonne gouvernance, une lutte sans démagogie contre la corruption, l’instauration d’une véritable démocratie participative à tous les échelons de la vie sociale et politique, le culte de l’Etat de droit, le parti de l’impunité zéro, le choix sans ambages de la réconciliation et de la pacification des esprits du fait des profondes blessures et injustices héritées de l’houphouëtisme. Mais aussi l’acceptation de la libéralisation des médias audio visuels et avec son corollaire la liberté de presse, la rénovation par voie consensuelle du régime sociopolitique ivoirien en constitutionnalisant –par exemple la coexistence de deux artis à l’image du modèle américain qui auront à concourir au suffrage universel, réduisant ainsi l’emprise du vote tribal… Tout cela avec à ses côtés Laurent Gbagbo, l’opposant historique et Alassane Dramane Ouattatra son ennemi
intime d’hier, … Ainsi, le multipartisme naissant se serait il retrouvé bonifié et sans doute aurions nous fait l’économie du sang versé…Quant à Bédié il aurait consolidé durablement son pouvoir tout en renforçant l’unité et la cohésion nationales.… Malheureusement ce à quoi le Ghana hier n’a pas su échapper, c’est aujourd’hui au tour de la Côte d’ Ivoire d’en faire l’amère expérience dans la douleur et les larmes…. Hélas !hélas ! Que faire maintenant face à la nébuleuse internationale qui nous use jusque dans nos derniers retranchements ? La question -même si dans le contexte actuel elle apparait comme une contradiction secondaire-n’est pas de savoir qui a gagné les élections mais, qui est à même de nous aider à fermer la parenthèse de l’houphouëtisme, sa face la plus hideuse qu’est la corruption, « la politique du ventre », dixit Jean François Bayart, comme mode de régulation politique et comme moteur de la société. Car avec un art consommé dont lui seul avait le grand secret, le père de la Nation avait su transformer les ressources économiques en ressources politiques, prix de sa longue stabilité.
Le coup d’Etat de décembre 1999 et la guerre de septembre 2002 , ces événements générés par la recherche effrénée de raccourcis politiques pour le contrôle de la rente étatique, ont montré les deux faces de la monnaie ivoirienne : Au Nord (zone CNO) une bande de seigneurs de la guerre vivant de rapines, de viols et d’exploitations illicites des ressources agricoles et minières. Au sud (zone gouvernementale) le règne des copains, des coquins organisés autour d’une coalition de partis politiques dépeçant à leur guise l’Etat. Ici et là, la même gangrène : le règne du laisser-faire, l’empire de impunité absolue !
La Côte d’Ivoire est devenue un vaste champ de prostitution morale, éthique, intellectuelle, sexuelle et politique. Un pays hors norme, ruiné dans ses fondements spirituels et moraux, où la mort et la vie peuvent
s’acheter dans une impunité absolue et souveraine.
Aussi, l’heure n’est-elle pas venue pour les ivoiriens de penser contre eux-mêmes et de faire définitivement un deuil
royal à un système sociopolitique qui depuis l’indépendance est une scandaleuse machine à fabriquer des prédateurs formats XXXL ? Qui sauvera alors la Côte d’Ivoire ? Winston Churchill qui sauva l’Angleterre sous les bombes nazies disait : « Les nations se créent dans les larmes, les sueurs et le sang » Il n’y a que les peuples qui ne sèment pas le bon grain dans leurs enfants qui ne récoltent pas des génies pour défendre ses valeurs et ses libertés. Certes l’élection présidentielle est un enjeu de pouvoir, un choc frontal qui laisse parfois des traces indélébiles. Mais nous savons
aussi que c’est un moment de régulation de la fracture sociale quand elle se déroule dans les règles de l’art. Cette élection nous a plutôt conduits dans le trou… C’est donc ensemble que nous devons sortir la Côte d’Ivoire des fosses septiques de l’histoire.
La Côte d’Ivoire ne doit plus être le chaînon manquant sinon le maillon faible de la communauté des Etats africains avec ce paysage fantomatique où l’imposture historique et politique le dispute à l’incandescence des haines fratricides, et ethno-tribales sinon religieuses et où prospère la barbarie intellectuelle et morale.
La Côte d’Ivoire doit à nouveau se réveiller pour retrouver toute sa place et tout son rang dans le concert des nations afin d’être utile par le génie créatif de ses fils et de ses filles à l’amélioration de la destinée humaine.
Elle doit par son histoire, par le brassage et le métissage de ses populations, ses légendes millénaires, ses mythes fondateurs, ses traditions ancestrales, ses espérances grandioses, ses rêves conquérants et par ses aspirations – ô combien légitimes ! -, elle doit, disons nous, participer à la construction d’une nouvelle citoyenneté universelle qui n’autorise aucun peuple, fût-il le plus puissant au plan économique et militaire, à mépriser, dominer, humilier et écraser un autre peuple.
La Côte d’Ivoire de demain doit être la marque déposée d’un nouvel humanisme. Elle doit assumer sa part d’Afrique en arrachant au monde et à l’humanité sa part de droits divins.
Ce pays doit être restauré dans ses profondeurs, réhabilité dans toutes ses composantes sociales et ethniques, réarmé moralement, remobilisé autour des valeurs d’avenir : celles qui inspirent les grands idéaux de progrès, les grands principes qui fondent les grands peuples et les grandes civilisations.
La Côte d’Ivoire doit être rassemblée autour des valeurs cardinales, immanentes que le règne du temps ne peut effacer. Que faire alors pour s’accomplir ainsi ? Il convient de débarrasser à jamais la nouvelle Côte d’Ivoire de la mal gouvernance, de la corruption endémique vécue comme une malédiction divine, de l’infantilisation et de la domestication des médias d’Etat, du système mille fois honni et décrié qu’est l’impunité absolue, érigée en une prophétie céleste.
La nouvelle Côte d’Ivoire doit se refuser à donner à notre jeunesse un avenir au rabais en cessant de lui prescrire comme seul horizon la précarité sociale et morale qui la conduit à une perte de confiance en soi, en autrui et en l’avenir. Cela est un impératif catégorique et moral.
Ensemble, les Ivoiriens doivent se lever pour célébrer la réhabilitation de la valeur travail en faisant nommer les plus méritants d’entre eux par appel à candidatures autant pour les hautes fonctions de l’Etat et que pour les secteurs stratégiques. Ils doivent prendre le parti de restaurer la culture du mérite, d’aspirer au progrès et à la prospérité partagée comme lieu catégorique d’accomplissement, de s’engager à former une classe politique aguerrie et éclairée, sachant prévenir le danger plutôt que de le subir, de travailler à l’approfondissement de la culture démocratique et à son ancrage de façon irréversible dans leur manière de faire, d’être et de penser. Puis enfin, ils doivent s’engager fermement sans jamais se renier à restaurer de façon irrémédiable la souveraineté pleine et entière de la Côte d’Ivoire plurielle et pluraliste en l’intégrant, sans complexe et sans orgueil, dans une communauté régionale revisitée avec une monnaie commune déconnectée de l’euro. Il nous faut conclure ! Comme nous l’a prédit Harris Memel-Fotê, la vie d’un leader n’a jamais été un lieu d’improvisation : il doit construire sa victoire sur ses propres forces et fabriquer ses succès sur la justesse de ce qu’il dit. Dans le bras de fer qui oppose le président élu Laurent Gbagbo à l’ancien premier ministre Alassane Dramane Ouattara, les deux pères du défunt Front Républicain, le premier a la légalité constitutionnelle pour lui et le second la légitimité internationale, en d’autres termes la loi contre la force. Cette bataille fatalement n’a qu’une seule issue : le dialogue. Sans préalable et sans condition. Car dans quelques années, elle sera un détail de l’histoire. Mais la racine du mal qui a conduit les ivoiriens à ce terrible duel aux couteaux, si on ne lui applique pas une thérapie chirurgicale, continuera a faire le lit à d’autres guerres plus sanglantes et plus fratricides encore.
HONORAT DE YEDAGNE
Janvier 2011
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